« La Peste » de Albert Camus

« La Peste » (1947) relate l'évolution d'une épidémie qui survient dans une ville d'Afrique du Nord et le combat de quelques hommes contre le fléau. Touchant d'abord les rats, la maladie passe à l'homme et s'étend rapidement. Les autorités tardant à prendre des mesures, le nombre de victimes ne cesse d'augmenter.
Le passage suivant est extrait de la quatrième partie du roman, l'épidémie est déjà très répandue et l'issue du combat contre la maladie est encore incertaine. Le docteur Rieux, le prêtre Paneloux et Jean Tarrou sont à l’hôpital où ils retrouvent le docteur Castel au chevet du fils du juge, victime de la peste. Ils assistent impuissants à l'agonie de l'enfant.

Paneloux regarda cette bouche enfantine, souillée par la maladie, pleine de ce cri de tous les âges. Et il se laissa glisser à genoux et tout le monde trouva naturel de l'entendre dire d'une voix un peu étouffée, mais distincte derrière la plainte anonyme qui n'arrêtait pas : « Mon Dieu, sauvez cet enfant. »
Mais l'enfant continuait de crier et, tout autour de lui, les malades s'agitèrent. Celui dont les exclamations n'avaient pas cessé, à l'autre bout de la pièce, précipita le rythme de sa plainte jusqu'à en faire, lui aussi, un vrai cri, pendant que les autres gémissaient de plus en plus fort. Une marée de sanglots déferla dans la salle, couvrant la prière de Paneloux, et Rieux, accroché à sa barre de lit, ferma les yeux, ivre de fatigue et de dégoût. Quand il les rouvrit, il trouva Tarrou près de lui.
- Il faut que je m'en aille, dit Rieux. Je ne peux plus les supporter.
Mais brusquement, les autres malades se turent. Le docteur reconnut alors que le cri de l'enfant avait faibli, qu'il faiblissait encore et qu'il venait de s'arrêter. Autour de lui, les plaintes reprenaient, mais sourdement, et comme un écho lointain de cette lutte qui venait de s'achever. Car elle s'était achevée. Castel était passé de l'autre côté du lit et dit que c'était fini. La bouche ouverte, mais muette, l'enfant reposait au creux des couvertures en désordre, rapetissé tout d'un coup, avec des restes de larmes sur son visage.
Paneloux s'approcha du lit et fit les gestes de la bénédiction. Puis il ramassa ses robes et sortit par l'allée centrale.
- Faudra-t-il tout recommencer ? demanda Tarrou à Castel.
Le vieux docteur secouait la tête.
- Peut-être, dit-il avec un sourire crispé. Après tout, il a longtemps résisté.
Mais Rieux quittait déjà la salle, d'un pas si précipité, et avec un tel air, que lorsqu'il dépassa Paneloux, celui-ci tendit le bras pour le retenir.
- Allons, docteur, lui dit-il.
Dans le même mouvement emporté, Rieux se retourna et lui jeta avec violence :
- Ah ! celui-là, au moins, était innocent, vous le savez bien !
Puis il se détourna et, franchissant les portes de la salle avant Paneloux, il gagna le fond de la cour d'école. Il s'assit sur un banc, entre les petits arbres poudreux, et essuya la
sueur qui lui coulait déjà dans les yeux. Il avait envie de crier encore pour dénouer enfin le nœud violent qui lui broyait le cœur. La chaleur tombait lentement entre les branches des ficus. Le ciel bleu du matin se couvrait rapidement d'une taie blanchâtre qui rendait l'air plus étouffant. Rieux se laissa aller sur son banc. Il regardait les branches, le ciel, retrouvant lentement sa respiration, ravalant peu à peu sa fatigue.
- Pourquoi m'avoir parlé avec cette colère ? dit une voix derrière lui. Pour moi aussi, ce spectacle était insupportable.
Rieux se retourna vers Paneloux :
- C'est vrai, dit-il. Pardonnez-moi. Mais la fatigue est une folie. Et il y a des heures dans cette ville où je ne sens plus que ma révolte.
- Je comprends, murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre.
Rieux se redressa d'un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il était capable, et secouait la tête.
- Non, mon père, dit-il. Je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés.
Sur le visage de Paneloux, une ombre bouleversée passa.
- Ah ! docteur, fit-il avec tristesse, je viens de comprendre ce qu'on appelle la grâce.
Mais Rieux s'était laissé aller de nouveau sur son banc. Du fond de sa fatigue revenue, il répondit avec plus de douceur :
- C'est ce que je n'ai pas, je le sais. Mais je ne veux pas discuter cela avec vous. Nous travaillons ensemble pour quelque chose qui nous réunit au delà des blasphèmes et des prières. Cela seul est important.

La Peste de Albert Camus