Les incontournables: Charlotte Salomon (1917 / 2017)

Charlotte vit une enfance heureuse avec sa famille, elle se souvient de ses voyages, des fêtes avec ses amis.

Vie? ou Théâtre?  Voici comment ces feuilles prennent naissance: la personne est assise au bord de la mer. Elle peint…

Sensibiliser les étudiants à l’apprentissage de la langue française par le biais de l’art

Notre quotidien est fait d’un flux d’images quasi ininterrompu, un moyen de communication direct, immédiat, qui retient l’attention et stimule l’intérêt. Dans une perspective didactique, destinée aux classes de lycée, l’œuvre Vie? ou Théâtre? de Charlotte Salomon se révèle un instrument intéressant dans le cadre d’une leçon interdisciplinaire. Elle permet d’amorcer un dialogue entre les étudiants, de travailler sur une réflexion et d’analyser le langage de l’image. Son œuvre est un condensé d’informations visibles sur un support unique attirant le regard. Sa richesse et sa diversité permettent d’envisager une approche pédagogique de l’apprentissage de la langue française par le biais de multiples entrées : historique, littéraire, picturale.

La vie de Charlotte Salomon

Le 16 avril 1917, à Berlin, naît Charlotte Salomon. Charlotte peint son enfance joyeuse avec des couleurs très vives ; elle dessine les voyages[1], les fêtes d’anniversaire, les sapins de Noël dans un coin du salon ; Franziska, sa mère, joue du piano en chantant avec des amis Stille Nacht. Cette gouache est accompagnée d’une mélodie, Am Weihnachtsbaum die Lichter brennen.


1926 : le registre de la couleur change. Le bleu disparaît pour laisser la place à la couleur verdâtre. Charlotte n’a pas eu la chance d’avoir sa maman auprès d’elle très longtemps. Elle a seulement neuf ans lorsque sa mère se jette par la fenêtre de leur habitation[2]. On raconte à Charlotte que son décès a été provoqué par une grippe mal soignée. C’est à 23 ans, à la suite d’une autre tragédie, que la vérité lui est annoncée par M. Grunwald son grand-père[3].

Charlotte grandit et reprend goût à la vie, le bleu réapparaît.

Un nouveau personnage fait son entrée dans son œuvre, Paula Levi, une chanteuse lyrique réputée. Face à la montée de l’antisémitisme en Allemagne en 1927, M. Siegfried Ochs, le directeur du Chœur de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, lui demande de remplacer son nom par Lindberg afin de continuer ses études de chant au conservatoire.

En 1930, Paula Lindberg devient la deuxième épouse d’Albert Salomon, le père de Charlotte. Paula fait découvrir à Charlotte la vie culturelle berlinoise et la synagogue. Tout est nouveau pour elle: comme pour un grand nombre d’Allemands de confession juive, la religion n’est pas la priorité.

1933, prise du pouvoir d’Hitler : les premières mesures anti-juives commencent en Allemagne nazie. Tout ce qui est considéré dangereux, dégénéré, voire contraire à la doctrine du parti, est humilié avec la complicité d’une société qui a rendu possible l’isolement et l’expulsion de certains de ses propres membres. Les humiliations et les violences quotidiennes, l’exclusion juridique et sociale, ou encore les spoliations, qui débutent dès les premières semaines suivant l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne, aboutissent à la déportation et à la mort pour ceux qui n’ont pu fuir vers un pays “neutre”. Dans l’œuvre de Charlotte, on retrouve certaines de ces scènes. Le 1er avril 1933, les nazis lancent la première action planifiée d'ampleur nationale contre les Juifs : un boycott visant les professions libérales et les commerces juifs.
Charlotte montre à travers plusieurs de ses gouaches[4] son père contraint d’abandonner sa chaire à l’Université de médecine et son emploi auprès de l’hôpital ; l’unique possibilité pour lui et ses confrères est de travailler à l’hôpital israélite. Quant à sa belle-mère Paula, il lui est interdit de donner des concerts publics.
Dès le mois d’octobre 1933, les artistes allemands d’origine juive[5] se regroupent en associations, tolérées et surveillées par le régime, pour des représentations et pour un public exclusivement juif, sous le contrôle des nazis.
Charlotte ne peut plus fréquenter son école où les attaques antisémites se multiplient.
Ses grands-parents décident de faire un court séjour en Italie en compagnie de Charlotte. Ils visitent Rome où son intérêt pour l’art s’intensifie. C’est à son retour qu’elle décide de fréquenter une école d’art privée afin de préparer l’examen d’admission à l’Académie des Beaux-arts de Berlin. Elle réalise deux gouaches[6] où elle représente en premier lieu l’échec puis la réussite à l’examen d’admission. L’une avec des contours sombres et lourds, tandis que la deuxième est une superbe restitution de la même scène par des tons bien plus solaires.
1937, l’Allemagne nazie a le souci de l’art “pur”, comme elle l’a pour la pureté raciale, depuis 1935. En 1937, le régime organise une exposition intitulée, L’art dégénéré (Entarte Kunst) à Munich, afin de convaincre le public de la dégénérescence de l’art moderne.
A l’automne, Charlotte doit interrompre ses études. Le premier prix, qui devait lui être attribué pour son travail, ne lui est pas remis et son appartenance à la “race” juive est publiquement annoncée dans toute l’Académie.
Après le calme relatif des années 1936-1937, la situation des Juifs en Allemagne se dégrade visiblement à partir du début de 1938[7]. Le pogrom de la Nuit de cristal (Reichskristallnacht) du 9 au 10 novembre 1938 donne lieu au premier internement massif de Juifs. 118 sont assassinés en pleine rue[8] ou à leur domicile[9], plus de 30 000 sont arrêtés.
Le père de Charlotte est l’un de ces prisonniers temporairement internés dans le camp de concentration de Sachsenhausen situé au nord de Berlin. Il est libéré en échange de la promesse de quitter l’Allemagne rapidement. Charlotte documente à travers ses gouaches[10] le retour de son père épuisé et ses adieux faits à sa famille dans l’urgence. Les juifs, complètement exclus, quittent désormais l’Allemagne en masse et de nombreux pays ferment leurs portes aux réfugiés juifs allemands.
La Nuit de cristal aurait entraîné la mort de 2 500 Juifs, si on inclut les victimes dans les camps et les suicides[11].
Berlin, janvier 1939, deux mois après la Nuit de cristal, sur le quai de la gare, Charlotte Salomon est contrainte de faire ses adieux à sa famille.
Elle se réfugie près de Nice, à l’Ermitage, auprès de ses grands-parents maternels, Mme et M. Grunwald. La villa appartient à une Américaine, Ottilie Moore, qui accueille des étrangers menacés par les persécutions nazies. Charlotte Salomon fait alors partie des nombreux Juifs allemands qui pensent encore trouver en France une terre d’asile.

Nice : l’épilogue

Entre 20 000 à 25 000 Juifs ont séjourné dans les Alpes-Maritimes de 1938 à 1944[12].

La description de l’arrivée de Charlotte dans le sud de la France évoque un moment de paix, cependant provisoire. Les parfums, les couleurs, la beauté de l’endroit se reflètent dans son expression artistique[13].

“Mes rêves sur fond bleu, comment faites-vous pour sans cesse vous reformer, lumineux, à partir de tant de souffrance et de douleur ?”

C’est dans ce refuge que la petite-fille des Grunwald, Charlotte Salomon, une jeune fille de vingt-deux ans, fait son apparition au printemps 1939. Le permis de séjour établi par la préfecture de Nice, conservé aux archives départementales des Alpes-Maritimes, indique cependant que Charlotte Salomon est arrivée en France le 10 décembre 1938[14].

En mai 1940, l’Allemagne envahit la France[15].

En juin, Charlotte et son grand-père sont internés au camp de Gurs[16]. Mais ils sortent début juillet; 8 350 femmes sont libérées au cours de l’été, dont la philosophe Hannah Arendt.[17] À son retour, sur le conseil de son ami et médecin le docteur Moridis, Charlotte se remet au dessin et entreprend Vie? ou Théâtre ?

En septembre 1941, Ottilie Moore quitte Villefranche pour les Etats-Unis avec dix enfants réfugiés à l’Ermitage. Charlotte Salomon reste avec Alexander Nagler et quatre enfants qui sont sous sa surveillance. Elle prend soin de son grand-père et se dédie complètement à son œuvre, oubliant le monde qui l’entoure.

“C’était l’été, il y avait les arbres, le ciel et la mer. Je ne voyais rien d’autre. Rien que les couleurs, mes pinceaux, toi, et cela. Toute présence était trop pour moi, je devais m’enfoncer plus encore dans la solitude, m’éloigner complètement de tous les autres.”[18]

La ville de Nice est occupée par les Italiens dès le 11 novembre 1942.

Le grand-père de Charlotte meurt soudainement durant le mois de février 1943.

Les autorités françaises multiplient les contrôles d’identités, et les arrestations dans les rues sont de plus en plus fréquentes. Charlotte et Alexander se marient le 17 juin 1943, le docteur Moridis et sa femme sont leurs témoins.

Pourtant le danger n’est pas loin.

Le récit en image s’interrompt pour s’achever sur quelques feuilles de texte où Charlotte écrit les raisons pour lesquelles elle a conçu Vie ? ou Théâtre ?: “afin de recréer des profondeurs de son être son propre univers…

Une fois l’œuvre terminée, Charlotte la remet au docteur Moridis. Beaucoup plus tard il répétera les mots que Charlotte lui avait adressés : “Je vous en prie, prenez-en soin, c'est toute ma vie.

Le 10 septembre, le “commando Brunner” arrive à Nice et avec lui débute une vraie chasse à l’homme. Les barrages sont dressés par la police allemande et les premières rafles sont opérées à travers la ville.[19]

Charlotte et son époux Alexander sont capturés à l’Ermitage le matin, probablement du fait d’une dénonciation. Le 7 octobre 1943, ils sont déportés à Auschwitz (convoi 60), après avoir été transférés de la gare centrale de Nice au camp de transit de Drancy le 27 septembre.

“Robert Waitz fut déporté dans le convoi 60 parti de Drancy le 7 octobre 1943 à 10 heures 30 du matin, arrivé à Auschwitz le 10 octobre vers 3 heures du matin. […] Ce convoi incluait 564 hommes et 436 femmes. Une centaine d'entre eux étaient âgés de moins de 18 ans. À l’arrivée à Auschwitz, 340 hommes furent sélectionnés pour le camp d'Auschwitz-Monowitz et reçurent les numéros 156940 à 157279 [Robert Waitz 157261], 169 femmes eurent la vie sauve et reçurent les numéros 64711 à 64879. Tous les autres furent gazés. Moins de deux ans plus tard, en 1945, il ne restait que 31 survivants parmi les 509 sélectionnés dont seulement deux femmes.” [20]Alexander Nagler est sélectionné pour le travail forcé et meurt d’épuisement dans le camp d’Auschwitz-III-Buna, en janvier 1944.

Charlotte Salomon est assassinée à son arrivée, enceinte de cinq mois.

L’après

En 1947, les parents de Charlotte, Albert Salomon et sa seconde épouse Paula, viennent à Villefranche à la recherche de traces de leur fille. Ils avaient eux-mêmes trouvé refuge en Hollande.

Ils y rencontrent Ottilie Moore qui est retournée à la villa l’Ermitage. Elle leur remet un gros paquet dans une valise qu’elle avait reçue du docteur Moridis.

De retour à Amsterdam, ils se trouvent face à un millier de gouaches, peintures et textes très intimes, dont ils ne savent que faire.

En 1959, ils décident de les montrer au directeur du Musée d’Art Moderne de la ville d’Amsterdam qui organisera la première exposition Charlotte Salomon en 1961.

Dix ans plus tard, Albert et Paula font donation des 1 300 gouaches au Musée Historique Juif[21] d’Amsterdam. Vie? ou Théâtre? commence alors son voyage de par le monde : Allemagne de l’Ouest, Etats-Unis, Pays-Bas, Israël, Japon, Canada, Royaume-Uni, Danemark, Autriche, Suisse, Norvège, Belgique, France.

Entre-temps, de nombreux artistes, cinéastes, écrivains, sont touchés et inspirés par l’œuvre de Charlotte. En 1980 le cinéaste hollandais Frans Weisz réalise une fiction dramatique : Charlotte, puis, 30 ans plus tard, le documentaire Vie ?ou Théâtre ?. En 2014, l’écrivain David Foenkinos écrit un roman inspiré de sa vie, intitulé Charlotte. Il est récompensé par le prix Renaudot.

Vie? ou Théâtre?  Une pièce chantée

“La diversité des témoignages historiques est presque infinie. Tout ce que l’homme dit ou écrit, tout ce qu’il fabrique, tout ce qu’il touche peut et doit renseigner sur lui." [22] 

Certaines gouaches sont accompagnées de textes écrits au pinceau sur une feuille transparente, plus tard, Charlotte a fini par les écrire directement sur la gouache. Parfois la silhouette du personnage semble s’animer en apparaissant multipliée dans le même plan.

Vie? ou Théâtre? vit sans être soumis à la critique d’art. D’ailleurs, comment évaluer la recherche artistique d’une femme, dont la vie d’étudiante, de femme et de mère a été interrompue, confisquée par la volonté des hommes.

“Je voyais le monde entier s’effondrer sous mes yeux, je le voyais devenir chaos […]. J’étais convaincue que cette guerre, tel un Déluge, montrait enfin clairement que les hommes, la culture et l’éducation étaient des créations ridicules forgées par l’humanité elle-même pour ensuite s’entre-détruire avec une violence aveugle. Les ravages de la guerre sont peut-être le signe d’une culture épuisée .[23]

Les gouaches sont conçues dans l’urgence de “faire quelque chose de fou et de singulier” dit-elle.

Une œuvre qui est le récit de son histoire personnelle et du drame familial qui se confond avec le drame universel de tous les Juifs. Histoires indissociables. Elle écrit en bleu : “Le récit se passe entre 1913 et 1940, en Allemagne et puis à Nice.”

Si l’œuvre de Charlotte Salomon peut être regardée et lue de maintes façons, comme une œuvre d’art ou comme un journal intime, il faut savoir que Vie ? ou Théâtre ? n’a pas été écrit jour après jour. C’est une production artistique qui témoigne de sa vie sous la domination nazie, dans laquelle le récit est à la troisième personne, comme si Charlotte voulait mettre une distance nécessaire entre elle, sujet, artiste et narratrice, et la réalité superposée d’une fiction.

Une chose est certaine, elle a voulu nous laisser un hymne à la vie.

Notes
[1] gouaches: 4173, 4174
[2] gouache 4181
[3] gouaches: 4858, 4859
[4] gouaches:4305, 4306,4307,4308
[5] gouaches: 4309,4310,4311,4317
[6] 4337,4353
[7] Ian Kershaw, L’Opinion allemande sous le nazisme, CNRS éditions, 2013, p. 371
[8] Georges Bensoussan, Atlas de la Shoah - La mise à mort des Juifs d'Europe, 1939-1945. Autrement, 2014, p. 19
[9] Saul Friedländer, Les années de persécution. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1933-1939. Le Seuil, 2008, p. 339
[10] 4761, 4786, 4798,4799,4800,4801,4803, 4808,4825,4826,4829,4830,4831,4832
[11] Georges Bensoussan, Atlas de la Shoah - La mise à mort des Juifs d'Europe, 1939-1945. Autrement, 2014, p. 19
[12] Jean Kleinmann, Les politiques antisémites dans les Alpes-Maritimes de 1938 à 1944, Cahiers de la Méditerranée, mis en ligne le 14 novembre 2007
[13] gouache 4835
[14] Information publiée dans Charlotte Salomon, Vie ? ou Théâtre ? Le Tripode, 2015.
[15] gouache 4913
[16] Pnina Rosenberg, L’art des Indésirables. L’Harmattan, 2003.
[17] campgurs.com
[18] Extrait de la lettre adressée à Amadeus Daberlohn, début du mois de Février 1943. Vie ? ou Théâtre ? Le Tripode, 2015.
[19] Jean-Luc Guillet, Rafles de Nice, éd. Baie des Anges, 2013, p. 59.
[20] Témoignage de Robert Waitz
[21] Amsterdam » Musés » Musée de l´Histoire Juive à Amsterdam 
[22] Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Paris, Colin, 1999, p. 27.
[23] Extrait de la lettre adressée à Alfred Wolfsohn (dans l’oeuvre: Amadeus Daberlohn), au début du mois de février 1943. Publiée dans Charlotte Salomon, Vie? ou Théâtre? - éd. Le Tripode, 2015